« la CGT a un discours à contre-courant et c’est une fierté! »
PHILIPPE MARTINEZ SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA CGT
Venu de chez Renault et de la fédération de la métallurgie, Philippe Martinez est secrétaire général de la CGT depuis le 3 février dernier. Face à la montée des idées d’extrême droite, il réaffirme la volonté de son organisation de lutter contre ce poison. Et dit envisager avec confiance la journée de grève interprofessionnelle du 9 avril, à l’appel de la CGT, de FO, de la FSU et de Solidaires, alors que se multiplient les luttes pour les hausses de salaires. Revendiquant la semaine de 32 heures, il assume sa position à contre-courant.
« EN FRANCE, IL Y A DU BOULOT POUR TOUT LE MONDE, À CONDITION QUE LES DROITS SOCIAUX SOIENT RESPECTÉS. »
HD. Depuis 5 ans, la CGT mène le combat contre la montée des idées d’extrême droite. Sans succès si l’on en croit le résultat des départementales ?
PHILIPPE MARTINEZ. Nous ne sommes pas les responsables! Ni les seuls acteurs de cette bataille. Nous agissons par le prisme du syndicalisme en travaillant sur deux idées fortes. D’abord, dévoiler la duperie du discours du Front national, qui n’hésite pas à s’appuyer sur les désarrois pour tenter de se faire passer pour un parti soucieux de répondre à des aspirations sociales. Or dans le programme du FN, parti foncièrement anti-syndicats et particulièrement anti-CGT, il y a peu d’attaques contre le capital. Et la réalité éclate dans les municipalités gérées par ce parti: remise en cause des emplois pour baisser les dépenses publiques, des subventions aux associations à caractère social, baisse des budgets pour tout ce qui dans une ville contribue à l’amélioration de la situation des citoyens. Le 6 mai à Béziers, nous appelons d’ailleurs avec plusieurs syndicats et des organisations de jeunesse à une manifestation pour dénoncer la réalité concrète du Front national. D’autre part, nous combattons ce vieux discours de l’extrême droite qui veut faire croire que ce que vivent les citoyens de notre pays serait de la faute de ceux qui viennent d’ailleurs pour travailler ici. Toutes les générations d’immigrés, et je sais de quoi je parle, y ont été confrontées. Or, on voit bien toute la richesse qu’elles ont apportée à notre pays, sur les plans économique et culturel. Désigner les étrangers comme des boucs émissaires, c’est nier la réalité de la crise.
HD. Qui sont les responsables ?
P. M. Quand on fait des promesses électorales – s’attaquer à la finance, donner plus de pouvoir aux salariés … – puis qu’on mène des politiques identiques aux précédentes, beaucoup se disent: droite et gauche c’est la même chose! Et donc malheureusement un certain nombre de salariés, de retraités, de privés d’emploi considèrent que le vote Front national peut être la solution à la crise. Les politiques et le patronat ont une responsabilité.
Notre responsabilité syndicale c’est de condamner les politiques d’austérité et de montrer qu’il y a des alternatives en répondant aux revendications du monde du travail: par l’augmentation des salaires, des pensions, la réduction du temps de travail … Sur ce point, nous sommes assez satisfaits de voir que la campagne que nous avons lancée depuis plus d’un an sur le coût du capital commence à porter ses fruits.
HD. C’est-à-dire ?
P. M. Nous avons constaté depuis 4 mois beaucoup de luttes sur les salaires: chez Sanofi à Sisteron, chez Carrefour Market, chez Renault où le PDG vient de s’augmenter de 160 % alors que les salariés ont zéro … Quand les salariés se battent pour leurs salaires alors qu’on ne cesse de leur répéter qu’il n’y a pas d’argent, c’est le signe que quelque chose a commencé à bouger. Même chose quand une grande chaîne publique diffuse une émission de 2 heures 50 sur le coût du capital (« Cash Investigation », sur France 2, le 3 mars – NDLR).
HD. L’ancrage du FN à un haut niveau incite-t-il la CGT à revisiter sa stratégie ou sa méthode pour mener cette lutte ?
P. M. Je pense que pour les jeunes générations, la seule référence à l’histoire ne suffit pas. La référence aux valeurs antiracistes leur parle plus, mais il faut aussi mener des actions très concrètes. Je pense à notre bataille autour des salariés détachés. Dans la construction, les chantiers navals de Saint-Nazaire … la situation est souvent tendue entre les salariés qui viennent d’ailleurs et les salariés qui sont en place. On y voit des résultats élevés du FN. Nous devons montrer qu’il y a du boulot pour tout le monde à condition que les droits sociaux soient respectés. Le plus gros bataillon de salariés détachés en France ce sont des Français qui sont embauchés ans les filiales implantées en Suisse ou au Luxembourg! Le problème ce n’est donc pas « les étrangers », mais les stratégies du patronat. Les patrons profitent de la misère pour faire venir des travailleurs à petit prix ou pour échapper aux cotisations sociales afin de gagner beaucoup d’argent.
HD. Il y a aussi une tentative d’assigner des salariés à une origine ethnique, ou à une religion supposée. Comment lutter contre ce mode de division des salariés ?
P. M. J’étais il y a quelques semaines à la réparation navale de Brest. Ceux qui y travaillent sont des Polonais. Ils sont catholiques. Ils logent dans des campings dans des conditions déplorables. On passe les chercher en car le matin pour les emmener au boulot. Ils travaillent douze heures par jour, puis on les récupère le soir. Beaucoup de salariés détachés sont des Européens qui viennent de l’Est ou du Sud. La stratégie du patronat c’est d’exploiter les salariés, de les mettre en concurrence. Rien à voir avec l’ethnie ou la religion.
HD. Lors de votre intervention au congrès de la CGT santé il y a quelques jours, vous avez regretté « la balkanisation des progressistes » face à la montée du FN. Pouvez-vous préciser ?
P. M. J’ai évoqué ce jour-là l’ensemble des éléments qui marquent le paysage politique aujourd’hui en France. Il y a notamment à la gauche du Parti socialiste un manque de visibilité politique. Certains essaient de faire des comparaisons entre la Grèce, la France et l’Espagne. Or en Grèce ou en Espagne, il y a un parti politique ou un mouvement politique qui symbolise la gauche de la gauche – même si l’on pourrait discuter de l’un et de l’autre. En France, c’est un peu plus flou. Il y a un éclatement de la gauche de la gauche, c’est ce que j’ai appelé une balkanisation des progressistes.
HD. Diriez-vous que le gouvernement actuel est progressiste ?
P. M. Je dirais qu’il mène une politique d’austérité comparable à d’autres gouvernements en Europe. Que ces gouvernements soient aux mains d’un parti social-libéral, social-démocrate, socialiste ou de droite, ils sont d’accord pour réduire les dépenses, pour s’opposer à toute mesure progressiste pour les salariés.
HD. On a vu à Air France récemment, mais aussi à la RATP ou à La Poste, que l’on qualifiait de bastions de la CGT, une érosion électorale voire des reculs. Comment analysez-vous cela ?
P. M. D’abord, on parle beaucoup de ces entreprises-là, mais il y en a beaucoup aussi où la CGT gagne et progresse sensiblement. Dans le privé notamment. À la Croix-Rouge par exemple. Il n’y a pas une tendance générale à la baisse des résultats électoraux de la CGT. Il y a une situation particulière dans les grandes entreprises, publiques surtout, qui subissent de vrais bouleversements. Beaucoup d’externalisations. Un déclin important des effectifs ouvriers. Et un climat de culpabilisation permanente. À la SNCF, à Air France, à la RATP, à EDF, à La Poste, à Orange. Dans ces entreprises, privatisées ou sur la voie de la privatisation, des dirigeants, souvent venus du privé, veulent avancer à marche forcée. C’est un choc pour des salariés qui ont une certaine conception du service public. Et à force d’être culpabilisés, certains en viennent à considérer que ce qu’ils subissent est un passage obligé.
La CGT a un discours à contre-courant puisque dans l’environnement actuel, parler de service public, c’est faire preuve d’audace! La CGT doit être capable, sans renier ses valeurs, de s’adresser à tous les salariés, quels que soient leur statut et leur catégorie socioprofessionnelle.
HD. Une entreprise telle que la SNCF voit l’émergence d’une nouvelle génération de cadres, issus d’écoles de commerce. Comment la CGT peut-elle les convaincre de la rejoindre ?
P. M. La première chose est de les accueillir sans a priori. Ces cadres sont avant tout des salariés qui ont à cœur de faire leur travail correctement. Ils sont confrontés eux aussi au fait que les objectifs financiers de l’entreprise entrent en contradiction avec cette volonté de bien faire son travail. On en arrive ainsi à des considérations plus générales: qu’est-ce que le service public ? La SNCF doit-elle assurer un service aux seuls usagers privilégiés, aux seules grandes métropoles ou au contraire s’adresser à tous les citoyens ? Les nouveaux arrivants sont abreuvés du même discours, servi aussi bien par Guillaume Pepy, président de la SNCF, que par le premier ministre, Manuel Valls: « Il n’y a pas d’argent dans les caisses, réduisons les dépenses. » Dans ce contexte, aller vers la CGT, qui propose des solutions radicalement différentes, n’a rien de naturel. Nous devons cheminer avec les salariés, leur montrer que collectivement ils arrivent à modifier leurs conditions de travail et à faire embaucher des salariés pour que leur entreprise tourne rond.
« RÉDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL NE RIME PAS FORCÉMENT AVEC BAISSE DE SALAIRE. EN 1906, ON A ACQUIS LA JOURNÉE DE 8 HEURES, UTOPIQUE SELON LE PATRONAT… »
HD. Vous parlez beaucoup des 32 heures. Pensez-vous que c’est aujourd’hui la revendication première des salariés ? Que cela leur paraît réaliste ?
P. M. En tout cas, je constate que cette revendication suscite beaucoup de réactions, ce qui est sain: je préfère que tout le monde parle des propositions de la CGT, plutôt que de nous cantonner dans un syndicalisme de protestation. Est-ce une proposition réaliste ? Oui. Il y a suffisamment d’argent dans notre pays pour faire passer des lois de progrès social. Les dividendes battent des records, les PDG s’augmentent, l’évasion fiscale atteint des sommets … La France a les moyens de financer des mesures telles que la réduction du temps de travail sans perte de salaire. Mais cela suppose de s’attaquer à la répartition des richesses et à la stratégie des entreprises. Lorsque des entreprises empruntent pour garantir à leurs actionnaires des dividendes élevés, c’est qu’il y a un problème … En 1906, la CGT se battait pour la journée de 8 heures. À l’époque déjà, le patronat nous expliquait que c’était utopique! Travailler toujours plus n’est pas une idée moderne, surtout dans un pays comptant 5 millions de chômeurs! Il y a une attente réelle des salariés de travailler mieux et d’avoir une vie équilibrée entre le travail et le temps personnel et familial. Beaucoup d’entre eux gardent en mémoire les effets néfastes des 35 heures, qui ont pu s’accompagner d’un accroissement de la flexibilité, d’une intensification du travail, mais aussi de jours de repos supplémentaires, les RTT, que personne ne veut voir remettre en cause …
HD. Et aussi d’une dégradation des conditions de travail dans certains endroits.
P. M. Parce que les embauches n’ont pas compensé la réduction du temps de travail. C’est ce qui arrive lorsqu’on considère le travail avant tout comme un coût.
HD. La CGT ne veut donc pas faire les 32 heures comme Martine Aubry a mis en place les 35 heures …
P. M. La CGT veut faire les 32 heures sans laisser aux patrons la possibilité de dévoyer le sens de la réduction du temps de travail. De nombreux accords signés en 1999-2000 étaient des accords d ’« aménagement et de réduction du temps de travail », avec à la clé davantage de flexibilité. Le passage aux 32 heures ne doit se traduire ni par une dégradation des conditions de travail, ni par une baisse de salaire. Il faut conjuguer RTT et embauches.
HD. Le passage aux 35 heures s’est accompagné de cadeaux fiscaux massifs pour le patronat. Dans votre schéma, vous n’envisagez aucune contrepartie pour les employeurs ?
P. M. Ils en ont déjà suffisamment! L’État dépense chaque année 220 milliards d’euros en exonérations et aides diverses. Combien d’emplois ont-ils été créés grâce à ces dispositifs ? Dans le même temps, les salaires sont gelés, l’argent des cotisations part dans les poches du patronat tandis qu’on dérembourse les soins de santé. La politique du donnant-donnant ne fonctionne pas!
HD. Le 3 avril, le gouvernement organise une conférence sur le bilan de la loi dite de sécurisation de l’emploi de 2013. La CGT y sera-t-elle ? Pour dire quoi ?
P. M. Je l’ai déjà annoncé: nous n’irons pas en autobus mais nous irons. À cette occasion, nous demanderons des comptes. Où est le million d’emplois promis par Pierre Gattaz au moment de la mise en place du pacte de responsabilité ? Il faudra dresser un bilan précis. Nous en profiterons également pour mettre sur la table la question de la réduction du temps de travail …
HD. Vous risquez d’être bien seul à défendre cette proposition …
P. M. Ce n’est pas parce qu’on est seul qu’on a tort! Mais pour notre journée d’action du 9 avril, nous ne serons pas seuls.
HD. Comment s’annonce cette mobilisation ? La CGT a appelé à plusieurs journées interprofessionnelles ces dernières années, sans que le succès ne soit forcément au rendez-vous …
P. M. Ce qui a changé, c’est la multiplication sur le terrain de luttes sur les salaires. La journée du 9 s’annonce bien, même si la SNCF a du mal à nous fournir des trains spéciaux pour Paris. Malgré ces bâtons dans les roues, nous constatons une réelle envie de se mobiliser tous ensemble. Cela crée un climat intéressant pour le 9 avril.
HD. Laurent Berger (secrétaire général de la CFDT) a déclaré qu’entre lui et vous, ce n’était pas la guerre et que vous discutiez très souvent. De quoi vous parlez-vous ?
P. M. Laurent Berger a dit cela après avoir assuré, en réaction à mes propos sur la politique d’austérité en France, qu’il n’y avait pas à ses yeux de politique d’austérité. Nous nous voyons régulièrement. Il est nécessaire que les responsables syndicaux se parlent. Quand on identifie un point d’accord, on peut agir ensemble. Nous étions ainsi ensemble au rassemblement du Trocadéro le 18 février dans le cadre d’une journée mondiale de défense du droit de grève. Nous réfléchissons ensemble, et pas seulement avec Laurent Berger, sur de nombreuses questions comme l’après-11 janvier ou la laïcité et la pratique religieuse dans l’entreprise. Nous nous voyons aussi pour préparer le prochain congrès de la CES qui se tiendra en septembre à Paris.
HD. Le 9 avril, le 1 er Mai … Ces rendez-vous donnent des perspectives aux militants. Mais que proposez-vous aux salariés ?
P. M. Les mobilisations nationales ont vocation à donner plus de visibilité aux luttes. Cette année le 1 er Mai va avoir un retentissement européen inédit puisque les syndicats européens ont décidé de mettre en avant dans les manifestations leurs exigences revendicatives communes. Dans les entreprises, il y a besoin de développer les luttes sur les salaires, sur l’emploi ou sur les conditions de travail. Quelle que que soit la problématique posée, il faut nous soyons capables de faire avancer les revendications. Et, parfois, comme le dit l’expression consacrée, l’appétit vient en mangeant. Des victoires dans les entreprises peuvent donner confiance et provoquer d’autres mobilisations. Si la réussite est au rendez-vous le 9 avril, puis le 1 er Mai, cela peut avoir le même effet.
HD. La CGT, ce n’est pas seulement les grandes campagnes comme celle sur le coût du capital, ce sont aussi les luttes pour la régularisation des salariés sans papiers ou encore le soutien apporté par l’UGICT à l’ex-cadre d’UBS et lanceuse d’alerte Stéphanie Gibaud. Cette diversité des luttes est-elle suffisamment perçue ?
P. M. On pourrait aussi parler des luttes des chômeurs ou des précaires. La plupart des médias ne s’intéressent aux salariés que quand une usine ferme. Cela nourrit l’idée qu’il n’y a que des défaites alors qu’il y a des luttes victorieuses, comme celle des salariés de Sanofi Sisteron qui ont obtenu des hausses de salaires et des embauches. Nous manquons de journaux comme « l’Humanité » et « l’Humanité Dimanche » qui informent sur ces conflits. Le 9 avril vise aussi à donner plus de visibilité à ces luttes. C’est un peu une vitrine des combats des salariés.
HD. MoryGlobal risque d’être liquidé et 2 500 salariés licenciés. Le gouvernement s’est dit prêt à les accompagner. Est-ce la seule chose qu’il puisse faire ?
P. M. Malheureusement les faits sont en train de donner raison à la CGT. Lors de la transformation de Mory Ducros en MoryGlobal, nous avions dit que ce n’était pas la solution. Un gouvernement ne peut pas se contenter de donner de l’argent aux entreprises pour qu’elles préservent l’emploi. Il faut être plus ambitieux que de jouer les pompiers de service. PSA Aulnay, Arcelor et maintenant MoryGlobal, le gouvernement ne s’oppose jamais, il accompagne et on voit le résultat. Le patronat encaisse l’argent public et supprime des sites, des emplois. À l’inverse, le gouvernement devrait donner de nouveaux droits aux salariés comme le droit de veto pour suspendre les restructurations. Je crains qu’il ne s’engage pas dans cette direction.
CYPRIEN BOGANDA, PIERRE-HENRI LAB ET DOMINIQUE SICOT
Entretien realisé avant le 9 avril.
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